INTERVIEW

Augustin Berque

Géographe et ethnologue, spécialiste du Japon.

1. Grâce à votre posture d’interface et d’observateur entre les mondes occidentaux et orientaux, selon vous quels seraient les points de jonction et les points de disjonction sur la relation entre humains et non-humains ?

Selon les diverses cultures d’Orient et d’Occident, a fortiori si l’on en considère l’histoire, il y a des dizaines de réponses possibles. Au Moyen Âge, l’expression ex Oriente lux, « la lumière vient d’Orient » voulait dire retrouver les textes de la philosophie grecque à travers leurs traductions en arabe, car l’Europe les avait perdus ; mais vu de Chine, l’islam n’a rien d’oriental. Aujourd’hui, « l’Occident » veut dire quelque chose où le christianisme et la civilisation moderne sont liés, et « l’Orient », quelque chose qui va du bouddhisme à l’animisme shintô. C’est dans les deux cas très varié. Je vais donc ici me borner à caricaturer le Japon et la France. Le cogito cartésien, parangon du sujet moderne, proclame qu’il n’a « besoin d’aucun lieu pour être » (Discours de la méthode). C’est le sujet absolu, autosuffisant. Il s’ensuit que tout le reste (hormis ses semblables) est un objet mécanique. Voilà l’essence du dualisme : la coupure entre l’humain et le reste. L’humain nippon est à l’inverse : son expression à tous égards est relationnelle, et le bouddhisme va jusqu’à proclamer que tous les êtres du monde naturel incarnent la bouddhéité (busshô 佛性), alors que le cogito tient de la Bible la conviction que lui, et lui seul, a été créé à l’image de Dieu.

2. Pensez-vous que la nature telle qu’elle est racontée en ville relève plus de la mise en scène que de la réalité ? Ville et nature sont-elles deux notions antinomiques ?

La ville est ce qu’il y a de plus artificiel sur Terre. Historiquement, ses remparts ont symbolisé l’opposition entre urbanité et civilisation d’une part, ruralité et sauvagerie de l’autre. Le sinogramme yĕ 野, suivant le contexte, signifie aussi bien la campagne que la nature sauvage. En castillan, agreste veut dire « sauvage, inculte », et non pas « champêtre ». Pourquoi, d’un bout à l’autre de l’Eurasie, la nature et la campagne sont-elles d’un côté du rempart, et la ville de l’autre ? Parce que c’est la ville qui a ouvert le monde historique, en inventant l’écriture et en écrivant l’histoire. C’est aussi pourquoi, dans le monde latin, la fondation d’une ville était le début de l’histoire (ab urbe condita, comme la comptaient et la contaient les Romains), une histoire où la culture était intra muros, et la nature hors les murs.

3. En quoi le faible score de connexion à la nature donné au Japon par ce Baromètre est-il une opportunité pour nous expliquer le lien riche que l’humain d’Asie entretient avec son environnement ?

Ce que l’Occident moderne appelle « la nature » est un objet. Le japonais a rendu cette notion par shizen (du chinois zìrán 自然), mais dans ce mot il y a « soi » (自), qu’on retrouve par exemple dans jibun 自分, ce qui selon le contexte peut vouloir dire « moi-même ». Et en chinois, quand le poète Tao Yuanming (365-427) parlait de făn zìrán 返自然, cela voulait dire aussi bien « retourner à la nature » (en quittant la ville) que « recouvrer ma nature ». C’est totalement étranger au dualisme ; le subjectif, le culturel, le social ne peuvent pas s’en abstraire. C’est pour cette raison que dans les années soixante, le Japon a pu devenir le pays le plus dévastateur de son environnement ; car on a laissé « aller de soi (shizen ni 自然に) », en somme comme naturel, l’accaparement de l’archipel par le grand capital. D’où la réaction du « mouvement habitant (jûmin undô 住民運動) », quand on s’est rendu compte que ce n’était pas naturel du tout.

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